Existence de signes sonores et leurs significations dans les grottes paléolithiques
Existence de signes sonores et leurs significations dans les grottes paléolithiques
4 mars 2014 Aucun commentaire sur Existence de signes sonores et leurs significations dans les grottes paléolithiquesPour ce nouveau Carnet d’histoire je vous propose la retransmission d’un article d’archéologie
avec le Professeur Iegor Reznikoff.
Article tiré de: CLOTTES J. (dir.) 2012. — L’art pléistocène dans le monde
Actes du Congrès IFRAO, Tarascon-sur-Ariège, septembre 2010
Symposium « Signes, symboles, mythes et idéologie… »
Existence de signes sonores
et leurs significations dans les grottes paléolithiques
Résumé
Nous avons étudié les qualités acoustiques de nombreuses grottes paléolithiques à peintures. La corrélation établie entre les qualités acoustiques et les emplacements des peintures montre que celles-ci peuvent être aussi comprises comme l’expression visible de signes sonores invisibles.
D’autre part, certains signes, en particulier les points d’ocre rouge, apparaissent de façon statistiquement quasi certaine comme des repères sonores. Nous pouvons distinguer deux usages du son dans les grottes :
1) un usage fonctionnel, en particulier celui nécessaire pour progresser dans la quasi obscurité, progression marquée souvent par des points rouges ;
2) un usage musical et sans doute rituel, marqué par les images importantes ou les panneaux d’images et de signes.
L’argument acoustique, c’est-à-dire l’évidence de l’utilisation sonore en rapport avec les peintures donne, sans doute, le meilleur argument pour la signification rituelle, voire chamanique, de l’art paléolithique.
Considérant ici comme acquise, dans les grottes paléolithiques à peintures, la corrélation significative entre l’emplacement des images (peintures, gravures, signes) et la valeur sonore, acoustique, de ces emplacements dans la grotte (voir l’article « La dimension sonore des grottes paléolithiques et des rochers à peintures »dans la section « Europe » de ce Congrès, et Reznikoff 1997a, 1997b, 2002 ; Reznikoff &Dauvois 1988), nous nous proposons ici d’étudier les significations multiples de cette corrélation, significations certaines ou quasi certaines pour quelques-unes d’entre elles, ou simplement vraisemblables pour d’autres.
Rappelons d’abord les résultats principaux obtenus
lors des études acoustiques et sur lesquels
nous allons fonder notre exposé :
1. le son de la voix est nécessaire et a été utilisé comme moyen d’écholocation pour la progression et le repérage dans la grotte. Par endroits, des signes marquent cette progression sonore ;
2. la majorité des images se trouve dans les lieux les plus sonores ;
3. des niches très sonores et permettant l’imitation de cris d’animaux sont souvent décorées ou se trouvent à proximité ou en face d’images importantes (par la taille ou le nombre) ;
4. dans de nombreuses grottes, la densité des peintures est proportionnelle à l’intensité de la résonance ;
5. certains signes, en particulier les points rouges, semblent n’avoir qu’une signification purement sonore.
Écholocation et signes fonctionnels de repérage sonore
Lors d’une exploration de la grotte dans des conditions similaires à celles des temps préhistoriques, la plupart du temps avec seulement de petites lampes à huile qui ne donnent qu’une faible lumière ou, au mieux, dans des espaces assez larges, avec des torches (inutilisables dans les passages étroits), les environs à seulement quelques mètres se trouvent dans l’obscurité presque totale.
Et la question se pose : Dans quelle direction avancer ?
Comme le son porte beaucoup plus loin qu’une petite lumière, particulièrement dans un environnement rocailleux irrégulier, la seule possibilité d’avancer dans la grotte et de l’explorer est d’utiliser la voix et les effets de résonance, en particulier l’écho. En effet, la résonance répond et l’on peut entendre d’où vient la réponse, à quelle distance à peu près elle se situe et estimer son intensité, d’où une idée approximative de la direction et de l’espace vers lequel on avance. Il est naturel alors d’aller dans la direction de la meilleure résonance obtenue. Dans plusieurs grottes, comme à Rouffignac (Périgord), Isturitz (Pays Basque), Arcy-sur-Cure (Bourgogne) ou dans l’Oural, en procédant ainsi, on est amené naturellement vers des peintures. En rampant dans un tunnel étroit, même une petite lampe à huile est d’utilisation incertaine ; la voix permet alors d’avancer avec un minimum de sécurité : un trou dans le sol se révèle par son écho et son alarmante réponse. Une oreille un peu exercée – celle des hommes vivant près de la nature – fonctionne comme un sonar, aussi simple soit-il. La voix, utilisée comme un moyen d’écholocation, permet d’avancer de façon plus sûre.
Cela se vérifie dans des tunnels étroits où des points rouges apparaissent souvent exactement aux maxima de résonance (voir plus loin) : cela montre l’importance de cet effet pour ceux qui exploraient la grotte. Certes, ils ne faisaient pas une étude acoustique de la grotte, mais, progressant en faisant des sons, ils devaient s’arrêter à l’endroit le plus sonore et le marquer d’un point d’ocre rouge comme repère sonore pour une exploration ultérieure ou possiblement un rituel, un chemin d’initiation dans cette intimité avec le sol, la terre, les ténèbres et la profondeur sonore (au point de résonance), tout en rampant dans le boyau étroit, les points rouges laissant une trace du passage, trace que l’on peut retrouver. Il est important, en effet, de remarquer qu’un point rouge ou une image située dans un endroit sonore, peuvent être retrouvés dans l’obscurité, même totale : à l’oreille. En rampant dans un tunnel étroit en faisant des sons (des oo ou des hmm), à un certain moment, le tunnel va répondre de façon très puissante ; on allume alors la lampe de poche et l’on trouve, à 10-15 cm près, un point rouge (ou plus) sur la paroi.
Nous avons vérifié cette corrélation extraordinaire dans plusieurs boyaux étroits, par exemple dans les grottes du Portel et Oxocelhaya. Statistiquement, la concordance maxima de résonance/points rouges, est impressionnante et ne peut faire douter du principe 5. ci-dessus, étant donné qu’un point rouge peut être marqué pratiquement n’importe où (ne nécessitant pas de surface particulière). Nous ne voyons donc aucune raison pour qu’un point du tunnel soit marqué plutôt qu’un autre.
Or les points marqués sont justement ceux des maxima de résonance ; ainsi la concordance sonore prend ici toute sa signification (voir « Considérations statistiques » dans l’article « La dimension sonore des grottes paléolithiques et des rochers à peintures » – symposium « Europe » de ce Congrès, ou encore Reznikoff 2006b pour une approche chiffrée). Dans les galeries plus larges, d’une façon générale mais moins spectaculaire que dans les tunnels étroits, les points d’ocre apparaissent souvent comme des marques de passage et témoignent de la progression et d’un repérage sonore. Les exemples de corrélations entre les points rouges et les endroits sonores sont très nombreux ; mentionnons par exemple le point rouge de la galerie Jammes du Portel (Reznikoff
1997b, p. 310). Dans la grotte Kapova (Oural), dans la partie supérieure, le seul point rouge, assez énigmatique car il est unique dans la grotte, paraît typiquement un repère sonore, orienté vers la salle la plus sonore (7-8 échos) et la plus ornée, dite justement Salle des Peintures (dessins). Dans la grotte d’Oxocelhaya, nous retiendrons cet exemple parmi tant d’autres : il y a, dans un endroit de la galerie, deux colonnettes stalagmitiques parallèles et, on peut dire, jumelles : l’une sonne (frappée d’un petit coup de doigt comme on frappe à une porte), l’autre non.
Laquelle des deux est-elle marquée d’un point rouge ? Nous laisserons au lecteur la réponse.
Les points noirs semblent avoir souvent une fonction similaire en certains endroits (p. ex. au Portel) ; mais la corrélation n’est pas aussi claire qu’avec les points d’ocre rouge (nous n’avons pas trouvé d’équivalent dans les tunnels étroits). Nous avons donc un aspect essentiellement sonore et fonctionnel de certains signes dont la fonction a pu être précisée. Sans doute des aspects de caractère technique peuvent-ils être attribués à d’autres signes (p. ex. points noirs, groupes de signes géométriques rouges ou noirs) ; mais leur signification reste, pour le moment, inexpliquée de façon convaincante ; ils ne semblent pas avoir, de signification sonore particulière dans les grottes que nous avons étudiées. Ces signes, à l’évidence, ont une signification tout à fait différente des significations de caractère rituel (au sens large), ou même simplement d’impressionnante beauté artistique que portent magistralement tant de peintures et de panneaux.
Sens rituel du rapport entre les images et la qualité de la résonance
de leur emplacement
Nous allons maintenant réfléchir sur les données 2. à 4. ci-dessus, qui reflètent l’importance de la dimension sonore dans l’épanouissement de l’art pariétal des grottes paléolithiques. Que la musique en tant que telle ait été pratiquée dans les grottes se prouve déjà par l’archéologie :
des flûtes en os ont été trouvées dans quelques-unes d’entre elles, par exemple dans la salle la plus sonore – et une des plus belles du point de
vue acoustique (5-6 échos, résonance harmonique très riche) – de la grotte d’Isturitz (Buisson 1990).
Le résultat très général (2. ci-dessus) montre l’importance majeure du son et donc de la musique pour les tribus du Paléolithique qui ont orné ces grottes. En effet, si les peintures se trouvent surtout dans les endroits qui sonnent, c’est que ces tribus choisissaient des endroits sonores et donc faisaient des sons et tout particulièrement chantaient. C’est une donnée anthropologique et ethnomusicologique universelle que tout rituel est chanté (au sens large du mot) ; mais nous avons montré (voir ci-dessus et p. ex. Reznikoff 1997a, p.155) que l’usage de la voix chantée est nécessaire pour la progression dans la grotte, en particulier dans les tunnels étroits où il faut ramper, car aucun instrument encombrant ne peut y être transporté ou joué ; de plus, le son de la flûte est souvent trop aigu et trop faible pour faire résonner des parties de grottes. Pour la même raison, il faut des voix d’hommes pour cette progression, ce qui concorde avec le côté exploratoire difficile et souvent dangereux d’une telle exploration. En revanche, des voix de femmes peuvent naturellement contribuer, ainsi que des instruments (tambours, rhombes, flûtes, sifflets), à des célébrations dans les espaces sonores décorés.
Le résultat 3. introduit aussi ces instruments naturels fixes que peuvent être les niches (mentionnons, par ailleurs, dans certaines grottes les instruments fixes que sont les lithophones [Dauvois & Boutillon 1994 ; Reznikoff 2002, p. 40 ; 2006b, p. 78]), car certaines niches sont des instruments extrêmement puissants et permettent, à partir de sons de la voix d’intensité normale (sur mm ou hm assez grave) d’obtenir des effets de beuglement de bisons ou (avec d’autres sons) de hennissement de chevaux, qui peuvent s’entendre à plusieurs dizaines de mètres.
Nous avons découvert cela dès 1983 au Portel dans la niche dite du Camarin (Reznikoff 1997a, p. 155), et observé cet effet, depuis, dans toutes les grottes et,
dernièrement, dans la grotte Kapova, où, dans la Salle des Peintures, les grands panneaux sont en rapport avec des niches très sonores à « effet bison » (fig. 1). En particulier, le plus important des panneaux, avec une procession de mammouth, s est situé au-dessus de deux niches sonores permettant, au niveau du sol, de tels « effets bison » (l’auteur n’est pas expert en meuglements de mammouth).
Nous pouvons, à partir de là, dans certains endroits, imaginer divers types de célébrations ou rituels. Dans la grotte de Labastide, en face du panneau au lion, il y a comme un trône surmonté d’une niche sonore où l’on imagine bien un célébrant.
Mais nous risquons de tomber facilement dans de pures spéculations ! En revanche, la concordance images/lieux de résonance étant, dans de nombreuses grottes, de l’ordre de 80 ou 90, voire 99 % pour les points rouges, l’usage vocal et musical est certain ; il donne le meilleur argument, sinon la preuve, de l’usage rituel de certaines parties de grottes et du sens rituel associé aux images qui y sont représentées, car l’association de la puissance de l’image et de celle du son est déjà, en soi, un rituel.
Il importe de distinguer deux niveaux :
1) le niveau du monde visible, de l’animal physique (d’ailleurs, en général très fidèlement représenté),
2) le rapport avec le monde invisible, par exemple celui de l’énergie de l’animal, ou de l’esprit – ou encore de l’âme – de l’animal. Dans les sociétés chamaniques, ces niveaux sont clairement distingués ; le premier en rapport avec la chasse (par exemple, danse et chant pour faire venir l’animal), le deuxième correspondant au rituel après la mort de l’animal pour l’apaisement de son « âme » et sa bonne réincarnation, nécessaire à la survie
de l’espèce et donc aussi des chasseurs (Reznikoff 2006a, p. 413). Ceci est caractéristique du chamanisme, la notion d’âme et, précisément, de devenir ou de
voyage de l’âme, y est essentielle (Reznikoff 2001). Rappelons que l’imitation de cris d’animaux est une des constantes dans le rituel chamanique, imitation nécessaire pour sortir des niveaux de conscience ordinaires et qui, éventuellement, facilite l’identification avec un animal. La faiblesse de l’interprétation en termes de « magie de la chasse » est de ne connaître que le niveau physique concret ; or, un animal peut être vénéré pour sa puissance, son esprit et ses qualités symboliques propres et a, comme l’on sait, dans beaucoup de religions, un caractère sacré. Une offrande matérielle s’adresse in fine surtout à l’Invisible. L’ancienne notion d’une intention ou d’une offrande votive est, dans ce contexte, certainement féconde.
Ainsi, l’image est à la limite des deux mondes, visible et invisible ; et le son – tout particulièrement le chant – est l’aide par excellence dans ce rapport entre le visible et l’invisible. En cela, il est aussi fonctionnel dans ce rapport. Nous retrouvons donc, en parallèle avec la double fonction de l’image, les deux fonctions sonores : le niveau fonctionnel physique, nécessaire au repérage de la grotte dans sa résonance, et le niveau fonctionnel rituel, nécessaire au rapport avec l’invisible par l’action du son sur les niveaux profonds de conscience (Reznikoff 2005). Pour les images, il en va de même ; les peintures ou gravures sont matérielles, ont un sens dans le monde physique, mais sont aussi en rapport avec l’Au-delà.
Il y a naturellement une gradation dans ce rapport ; une petite image ou peinture dans un coin, même sonore, n’a pas la même portée qu’une grande peinture. Nous pensons par exemple :
a) au Cheval orné polychrome dans un espace central (en relation sonore avec une petite salle comportant niches sonores et points rouges) de Labastide (Reznikoff à paraître) ;
b) au grand ensemble de la rotonde du Salon noir à Niaux (Ariège), espace remarquable tout autant pour sa sonorité de chapelle Symposium Signes, symboles, mythes et idéologie… romane ;
c) à l’abside terminale et sonore (6-7 échos) d’Arcy-sur-Cure où de nouvelles peintures sont toujours découvertes sous la calcite ; d) au grand pilier
gravé de rennes dans la véritable salle de concert de la grotte d’Isturitz ; ou encore,
e) au grand panneau de la grotte Kapova évoqué plus haut. Cette gradation dans l’intensité du rapport du son et de l’image est exprimée aussi par le résultat 4. ci-dessus (observé, entre autres, à Niaux, Arcy et Kapova).
Les images situées dans les lieux sonores apparaissent par cela même, indirectement, comme des signes sonores et des repères de résonance. De ce point
de vue, nous pouvons nous demander si, en tant que signes sonores, ces images peuvent être reliées entre elles par les résonances de la grotte. En effet, la voix portant à une certaine distance, nous pouvons observer qu’il y a des liens sonores privilégiés entre certains endroits : la voix émise dans un endroit résonne dans un autre parfois assez lointain. Il y a ainsi des réseaux. Nous l’avons observé dans de nombreuses grottes : Portel (Reznikoff & Dauvois 1988), Labastide, Kapova, et surtout dans la grotte d’Oxocelhaya. Mais nous n’avons pas été en mesure, jusqu’ici, d’établir un lien de signification suffisant entre les images correspondantes ; non plus qu’un rapport entre un animal représenté et la qualité sonore précise de l’endroit choisi pour la représentation, excepté en ce qui concerne la présence de niches évoquées ci-dessus. Nous pouvons imaginer des célébrations réparties en divers points de la grotte et que la résonance unit.
Complémentarité de l’image et du son
A posteriori, l’utilisation du son et de la voix paraît évidente : toutes les sociétés primitives anciennes ont des traditions orales richissimes, particulièrement dans le chant ; les rituels chantés et les célébrations y sont innombrables. Il était nécessaire cependant de le montrer directement dans l’espace préhistorique des grottes ornées : des rituels chantés y étaient pratiqués.
Il est, dans une certaine mesure, illusoire de comprendre le sens de l’art pariétal en le limitant uniquement à l’aspect visuel. Nous espérons avoir montré la complémentarité et l’indissociabilité du monde sonore et du monde pictural dans ce contexte préhistorique si exceptionnel.
Le parallèle entre le sanctuaire paléolithique et un espace de célébration d’Indiens d’Amérique, avec corps et totems peints, ou une place de village de tribus africaines lors d’une célébration avec chants, danses et masques, et surtout le parallèle entre ce sanctuaire paléolithique et les temples antiques, la basilique romane ou la cathédrale gothique, en tant qu’espaces essentiellement liturgiques avec nef, colonnes (stalagmitiques ou architecturales), petites chapelles latérales, fresques, cierges et chant, ce parallèle nous paraît dès lors tout à fait fondé.
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